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Un soir d’avril 1991. Je n’ai pas encore 21 ans. J’habite depuis quelques mois à Montréal avec Pascale, ma blonde. Le téléphone sonne. Ma mère. Je réprime une grimace. Elle va encore séquestrer mon oreille une demi-heure avant que je n’arrive à terminer l’appel...
Un soir d’avril 1991. Je n’ai pas encore 21 ans. J’habite depuis quelques mois à Montréal avec Pascale, ma blonde. Le téléphone sonne. Ma mère. Je réprime une grimace. Elle va encore séquestrer mon oreille une demi-heure avant que je n’arrive à terminer l’appel...
Je me trompe: elle va droit au but. Objet de
l’appel: mon oncle Fernand, son frère, nous convie ma blonde et moi à une
soirée familiale de bowling. Soucieux de ne pas gâcher l’aubaine d’une si rare
concision, j’obtiens rapidement du regard l’approbation de Pascale, accepte
l’invitation de mon oncle, note l’où et le quand, puis raccroche sans demander
mon reste.
***
Le vendredi suivant, nous voilà donc réunis vers
les vingt heures au chic Salon de quilles Cartier, à Belœil. Nous, c’est-à-dire
ma blonde, ma mère et moi, ainsi qu’une trentaine d’oncles, tantes, cousins,
cousines avec les chums et blondes du moment.
Je n’ai jusque-là joué aux quilles qu’une seule
fois, trois ans auparavant, mais ça s’est bien passé. Gonflé d’une inébranlable
et juvénile assurance, je me présente devant l’allée avec l’air décontracté du
pro qui fait un louable effort pour ne pas regarder de trop haut ses camarades
amateurs.
J’attrape ma première boule. Je la tiens avec les
doigts orientés vers l’avant (nous jouons aux « petites », qui n’ont pas de
trous). Cela me permettra de lui imprimer un backspin, ce qui en général change
peu de chose au résultat du lancer mais lui confère un style certain.
Mon élan est désinvolte. Trop: je sens la boule
quitter ma main au terme de mon mouvement vers l’arrière. Inquiet, je me
retourne, craignant que quelqu’un derrière moi la reçoive en pleine poire. Même
sur un pied, ça ne ferait pas de bien.
Or il n’y a derrière moi aucune trace de la
boule. Je me re-retourne. Rien devant non plus. Tout cela bien sûr s’est passé
en une seconde à peine. L’instant d’après je suis assis par terre, sonné. Mes
lunettes sont dans l’allée, à plus de trois mètres devant moi. La boule a roulé
lentement jusque dans le daleau et s’est à peu près immobilisée à mi-chemin de
la distance qui nous sépare du triangle de quilles. Le temps de reprendre mes
esprits, je me rends compte que, contre toute vraisemblance, le projectile a
décrit une parabole dans les airs pour retomber pile au sommet de mon crâne.
Malgré la vive douleur, j’éclate de rire devant le burlesque de la situation.
Une vraie scène des Pierrafeu.
Ne répond à mon rire que l’écho que m’en
renvoient les murs. Tous me fixent bouche bée, l’air catastrophé. Quid? Je ris,
donc je n’ai rien de grave; alors pourquoi ne rient-ils pas, eux aussi?
Une sensation d’humidité dans la région du cou.
Je me touche la nuque: c’est mouillé. Je regarde mes doigts. Ils sont rougis.
Ma chemise blanche est en train de devenir toute rouge elle aussi. Ma mère et
ma blonde accourent, munies de serviettes de papier.
Je me lève. Un peu étourdi, mais ça va. Escorté
par les deux femmes je me rends à la salle de bain où elles nettoient ma plaie
et stoppent l’hémorragie sans trop de mal. De retour dans la salle je me dirige
au comptoir où je commande un café.
La patronne me tend un polo bleu poudre orné du
logo de l’établissement. Cadeau de la maison, qui m’offre aussi le café. On
veut surtout que je retire ma chemise sanguinolente, qui fait un peu désordre.
Ma mère voudrait qu’on aille à l’hôpital. Pas
moi. Deux cafés et trois cigarettes plus tard, mon assurance retrouvée, je
rejoins la joyeuse parenté et joue deux parties complètes — cette fois sans
tenter de backspin! L’affreux polo bleu doit me porter chance car je gagne
chaque fois avec un score respectable.
***
Nous finissons tout de même la soirée à l’urgence
de l’hôpital de Saint-Jean — ma mère craint une commotion cérébrale. Nous y
poireautons plusieurs heures, Pascale, ma mère et moi, jouant au bonhomme pendu
et riant aux éclats. Par moments je me sens un peu mal d’être là, indemne et
joyeux, au milieu d’une bande de maganés — dont un qui a le nez au deux tiers
arraché.
Le médecin m’examine et m’apprend (croit-il) que
j’ai la tête dure. Une piqûre contre le tétanos, au cas où. Pas de points de
suture: juste une sorte de colle qu’il applique avec son pouce sur ma tête, y
traçant une croix dont ma plaie a la forme. On a déjà posé ce geste sur moi,
dix ans auparavant, presque jour pour jour. Moi qui jonglais avec l’idée d’une
apostasie, me voilà confirmé en double! Dieu est partout, même dans le bowling.
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